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Le faible taux de lecture en Afrique : facteurs et réalité

Le faible taux de lecture en Afrique : facteurs et réalité

  • 3 septembre 2025
 
Texte : Théophile KIFINGA, séminariste de Kinshasa
Photos : Frère Lwanga Kakule, MCCJ

 
On accuse souvent les Africains, parfois à tort, de ne pas lire. Dans les conférences, les débats radiophoniques, jusque dans les sermons des pasteurs, revient la même formule : « L’Africain n’aime pas lire ». Un proverbe en dit plus : « Si tu veux cacher la richesse à un Africain, mets la dans un livre ».  Mais cette affirmation, répétée comme un refrain, mérite d’être interrogée. Car derrière ce désintérêt apparent pour le livre, il se cache une réalité plus crue, plus dure : la lecture ne se conjugue pas avec la faim. Le faible taux de lecture met à nu cette réalité.

Estimation continentale        
Signalons qu’il n’existe pas, selon nos recherches, des organismes reconnus susceptibles de nous livrer des informations sûres sur le taux de lecture en Afrique. Mais partant de sondages nationaux, ou de certaines fondations culturelles nous pouvons estimer que moins de 20 % des Africains lisent régulièrement des livres. Selon des enquêtes en Afrique de l’Ouest (Nigeria, Ghana, Côte d’Ivoire), la proportion de lecteurs réguliers varie entre 5 % et 15 %. En Afrique centrale (RDC, Congo, Cameroun), les chiffres descendent parfois en dessous de 5 % de lecteurs réguliers, surtout en dehors des villes. Des pays comme l’Afrique du Sud et le Kenya s’en sortent mieux : environ 20 % à 25 % des adultes déclarent lire au moins un livre par an, grâce à une plus forte accessibilité aux librairies et bibliothèques.
 
Donc, si l’on devait donner une estimation globale pour l’Afrique, on peut dire que : Seuls 5 à 20 % des Africains lisent régulièrement des livres, selon les pays et les milieux (urbains et ruraux).

Facteurs handicapant la pratique de la lecture en Afrique
Le coût élevé des livres par rapport au revenu moyen : dans beaucoup de pays africains, un roman coûte entre 5 et 15 USD, alors que le revenu quotidien de nombreuses familles est inférieur à 2 USD. Le manque de bibliothèques publiques et scolaires : dans les quartiers populaires africains, il n’y a souvent ni bibliothèques, ni librairies. Les rares bibliothèques scolaires sont pauvres en ouvrages ou mal entretenues. Les élèves grandissent sans lieu public pour lire gratuitement. Un système éducatif qui valorise la réussite scolaire, mais pas toujours le plaisir de lire. Une forte concurrence des médias audiovisuels et des réseaux sociaux.
 
Dans les milieux défavorisés, même si un enfant sait lire, il n’a souvent aucun support de lecture à la maison (pas de livres, pas de journaux, parfois même pas d’électricité pour lire le soir). La pauvreté ne fait pas que limiter l’achat des livres : elle décourage la culture de la lecture en général. Les enfants des familles modestes associent l’école uniquement à la réussite aux examens, pas au plaisir de lire. Oui, la pauvreté est un facteur catalyseur de la médiocrité du taux de lecture en Afrique. Elle agit à la fois sur le coût des livres, le manque d’infrastructures, et sur la mentalité collective qui relègue la lecture au second plan.



La lecture ne se conjugue pas avec un ventre affamé
A côté de ces facteurs, ça vaut la peine de clarifier la situation telle que ça se présente dans la majorité de pays africains. Dès l’aube beaucoup d’africains, dans la plupart de pays, quittent leurs maisons non pas avec un programme de loisirs ou un agenda structuré, mais avec une question unique : « Comment vais-je trouver le pain du jour ? », comme en République Démocratique Congo, le taux de change dicte les prix, la faim dicte les pas. Chaque matin est une équation nouvelle, chaque soir une victoire ou une défaite.
 
Ces gens sortent parce qu’il le faut. Ils sortent parce que rester à la maison signifie jeûner malgré soi. Dans ce rythme effréné, où la survie se calcule heure par heure, qui peut s’asseoir pour lire vingt pages d’un roman ? Le temps est avalé par le besoin de vendre, d’acheter, de négocier, de courir derrière quelques billets froissés. Une famille qui lutte pour manger, payer le transport ou les soins médicaux ne met pas l’achat d’un livre en priorité.
 
Sous d’autres cieux, lire un livre est un geste ordinaire, presque banal : se détendre après le travail, voyager par l’imaginaire. Mais pour celui qui ne sait pas si demain il mangera, ouvrir un livre peut sembler presque indécent. Donner un livre à un tel homme, c’est risquer de l’irriter. Non pas parce qu’il déteste les livres, mais parce qu’il sent en lui cette contradiction douloureuse : le désir de lire existe, mais la réalité l’empêche. Le livre devient un rappel cruel du fossé entre l’aspiration culturelle et la lutte biologique.
 
Et pourtant, les Africains ne cessent de penser, de philosopher même, au quotidien. Dans la rue, beaucoup parlent seuls. Ces monologues, parfois considérés comme des signes de fatigue ou de folie légère, sont en fait les pages invisibles d’un grand roman collectif. On y entend des dialogues avec soi-même :
– « Si je trouve quelqu’un pour acheter mes beignets ce matin, je pourrai au moins acheter du foufou ce soir. »
– « Pourquoi Dieu nous a-t-il laissés dans cette misère ? »
– « Un jour, ça changera, je ne mourrai pas pauvre. »
Ces paroles murmurées sur le chemin, ce sont des fragments de littérature vivante, un théâtre de trottoir où chaque Africain est à la fois auteur, acteur et spectateur de sa propre survie.
 
Le chômage, endémique, empêche la structuration d’un temps libre. Dans les pays où les loisirs existent, la lecture se glisse dans les interstices du quotidien. Mais ici, le vide du travail ne se transforme pas en temps libre : il se transforme en angoisse. Chaque minute est une course pour trouver une solution de subsistance.
 
De ce fait, l’imaginaire collectif s’appauvrit, non pas par manque de créativité, mais par absence d’espace pour la cultiver. On se souvient des contes racontés par les grands-mères, mais les enfants eux-mêmes n’ont plus le temps de les écouter : ils doivent souvent aider à vendre au marché.
Et pourtant, l’Africain aime les histoires. Il aime écouter, il aime partager. La preuve : les églises sont pleines chaque dimanche, non seulement pour prier mais pour écouter une parole vivante. Les chansons populaires circulent comme des poèmes modernes, portées par la mémoire collective.
 
Peut-être que la solution ne réside pas dans l’imposition du livre comme objet sacré, mais dans l’adaptation du récit aux réalités : des contes oraux racontés le soir dans les quartiers, comme autrefois, mais avec un souffle nouveau ; des audios WhatsApp courts, narratifs, qui transforment le téléphone en bibliothèque vivante ; des mini-romans populaires, vendus au prix symbolique d’un pain, que l’on lit en dix minutes pendant un trajet en taxi.

Le livre contre la faim ?
Alors, dire que « les Africains ne lisent pas » est une demi-vérité. Ils lisent autrement : sur les visages, dans les rues, dans les chansons. Mais le livre imprimé, lui, reste prisonnier des bibliothèques désertes. La vraie question n’est pas : « Pourquoi la majorité des Africains n’aiment-ils pas lire ? » La vraie question est : « Comment créer les conditions pour que ces Africains puissent lire sans avoir faim ? » Car tant que le ventre gronde, les pages resteront fermées. Mais le jour où la faim cessera d’être l’urgence quotidienne, alors les livres trouveront leur place. Et ce jour-là, le monologue de la rue se transformera en dialogue avec le monde. 
 

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